ÉPILOGUE

Blaise Pascal et Boris Cyrulnik

« Tout le malheur des hommes vient d’une seule  chose, qui est de ne savoir point demeurer en repos dans une chambre. » 
 « L’homme est si vain qu’étant plein de mille causes essentielles d’ennui, la moindre chose comme un billard et une balle qu’il pousse suffisent pour le divertir». 

Pascal (126)

Boris Cyrulnik lui répondrait :
« Il n’y a pas de pire stress que l’absence de stress, parce que l’absence de stress, c’est la monotonie, l’engourdissement psychique, la mort de l’âme. On n’est pas mort, mais on est non vivant, donc on souffre. Pour éviter cette souffrance, on crée des situations de stress. »

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Cette recherche sur le jeu m’a ramenée à Pascal (1623-1662) et à son ironique et/ou paradoxal «  pari » qui suscita diverses interprétations. L’une d’entre elles, c’est qu’il s’adressait aux joueurs à l’argent. Quoi qu’il en soit, Pascal mérite un détour dans ses Pensées. L’inventeur de la machine à calculer, pouvait-il imaginer que la machine du 21e siècle pourrait battre les meilleurs joueurs de GO ?  Même les meilleurs informaticiens n’imaginaient pas que cela arriverait sitôt ! Ce jeu vraisemblablement d’origine chinoise ou japonaise, se démocratisa en Occident à la fin du 20e siècle seulement. Autant dire hier dans l’histoire de l’homo sapiens. Je pense que l’Occident aurait intérêt à mieux  connaître le GO parce que ses fondements psychiques sont forts différents du jeu d’échec, auquel on le compare, et dont nous sommes beaucoup plus familiers.

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La notion de jeu est plus complexe que tout ce que j’imaginais et je n’ai pas l’intention de concurrencer les ludologues, dont la discipline entre peu à peu dans les universités par la porte des chercheurs technologues, sociologues, philosophes et théoriciens des jeux. N’empêche, que cette recherche a nourri mes réflexions depuis le mois d’octobre 2019, avant que la pandémie fasse partie de notre nouveau et triste jeu social. Que cache le mot jeu en plus du je, de l’enjeu, de la notion de risque (calculé ou non), de rapport de force, de victoire ou défaite ? Le frisson, le trac de l’incertitude peut-être… Et la décharge de dopamine pour le gagnant ?

Qu’y-a-t-il à gagner dans le jeu ? applaudissement, gloire, pouvoir, autorité, honneur, respect, admiration, amusement, distraction, loisir, amour, libido, plaisir, argent, satisfaction, ambition, passion, maîtrise de soi, fuite de soi, découverte de soi, satisfaction de l’égo, accomplissement, dépassement, expérience, survie, résilience ? J’en perds mon latin, mais je me permets de retenir quelques impressions de mes lectures. 

 « L’amour du jeu est tellement universelle et sa pratique tellement agréable que cela doit être un péché.» 

Edward F. Murphy

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J’ai retenu de Jean-Alain Jutteau cette idée qui m’apparaît importante : « La résilience est la raison d’être du jeu et l’explication de son omniprésence dans les pratiques humaines. Grâce au jeu de résilience créative, les individus survivent à leur néoténie tout au long de leur existence : grâce au jeu de résilience collective, les groupes humains disciplinent et valorisent les pulsions de leurs membres tout en assurant leur stabilité et leur solidarité ». 

Pour l’auteur, il est urgent de réhabiliter le jeu dans l’éducation et la formation des individus. Je suis bien d’accord, mais je doute que le Ministre le d’éducation, quel qu’il soit, puisse avoir les coudées franches pour amorcer cette véritable révolution pédagogique à court ou moyen terme. Toutefois, on ne peut jurer de rien, et il  est difficile de présumer du futur, puisque la nécessité est la mère de la création. Apprendre à vivre avec l’incertitude, est une dimension intrinsèque des jeux, et l’école a un rôle à jouer dans cet apprentissage. Cette attitude mentale analysée par Guy Bourgeault dans Éloge de l’incertitude devrait inspirer la population en général, non seulement les pédagogues.

« L’incertitude est généralement présentée comme l’envers de la certitude; comme sa face négative. L’auteur entend ici renverser ce rapport et proposer une vision selon laquelle l’incertitude, assumée, est source d’un élan qui place l’humanité et son avenir sous le signe de l’ouverture, de l’accueil des renouvellements. » 

( quatrième de couverture )

« La recherche doit avant tout être un jeu et un plaisir ». 

 Pierre Jolliot

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Il est fort possible que la véritable révolution pédagogique s’opère en dehors du système scolaire à l’instar de la série jeunesse Gamer de Villeneuve, dans lequel le monde parallèle de l’écran est plus excitant, jouissif et addictif grâce aux incertitudes inhérentes au jeu et la satisfaction d’avoir réussi un bon coup. Le dicton populaire  qui dit « Qui ne risque rien n’a rien » est aussi bien compris, par le plus chic boursiers de la planète que par l’acheteur du moindre billet de loterie. Et si cette addiction était dirigée vers la connaissance de soi, de l’autre, la connaissance de l’évolution de l’homo sapiens et la recherche de stratégies de survie et de croissance collective ? Je suis portée à penser que Stragrrrl, qui joue «  fair play », empruntera ce chemin d’apprentissage.

« L’homme est pleinement Homme que lorsqu’il joue ». 

Schiller
Une multitude de jeux d’apprentissage et de divertissement sont disponibles sur les tablettes et divers écrans pour les tout jeunes enfants.

Les pédagogues sont partagés sur l’idée de l’apprentissage par le jeu et l’écran. Pour certains, c’est le danger de l’addiction, pour d’autres, la vie serait une chose sérieuse et le jeu ne le serait pas. Je laisse aux futurs enseignants les débats sur la question. Toutefois, en ce qui me concerne à propos du sérieux, je pense que la majorité des vrais joueurs prennent leur jeu aussi au sérieux qu’un chirurgien consciencieux. Le jeu est source de découverte, de récompense, de gratification, de concentration, d’apprentissage, d’expérimentation, de recherche, d’exploration, de réflexion, de peur, d’effroi… et de création.  Avec des variantes, selon la forme de jeu. J’ai bien vu que Strigrrl, l’héroïne de Gamer, utilisait toutes ses connaissances dans le jeu : science, technologie, psychologie, statistiques, déduction, stratégie, alliance, mésalliance, anticipation, feinte, audace, gestion du risque, etc. Il en va de sa vie numérique ! On peut supposer que cet apprentissage est transférable dans la vie réelle, car le but est de prolonger le jeu.

 « Le Canada est un mauvais joueur sur la scène internationale ».

David Webster

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Le jeu vidéo « intelligent » et hyperhumaniste (terme utilisé par Joël de Rosnay en écho au transhumanisme) est sans doute à venir, peut-être qu’il deviendra La Grande École d’apprentissage de la Vie, peut-être pas. Suite au confinement, la présence réelle des humains entre eux, peut s’avérer bienfaisante et recherchée. Par ailleurs le jeu et le travail à distance peuvent également prendre une expansion qu’on ignore. Nous vivons dans l’incertitude, désormais la planète entière en prend conscience. Présentement, le jeu pédagogique intelligent échappe au système scolaire alors qu’il pourrait devenir l’outil de premier plan pour diffuser la fine pointe des avancés de l’humanité dans tous les domaines, tout en collaborant au développement de l’intelligence collective. J’ai vu récemment qu’on recherchait des scientifiques joueurs pour une recherche sur les bactéries à partir d’un jeu vidéo. Il faut s’y faire ou ne pas si faire ? Quoi qu’il en soit de nos réponses personnelles, le jeu est intégré aux divers systèmes sociaux et il est difficile d’en sortir totalement. Le mot systémique correspond bien à cet enjeu global. 

 « Il n’y a pas de plus sérieux qu’un enfant qui joue ». 

Arnaud Gasagne

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Marie Curie en compagnie de ses deux filles, Éve et Irène.

La pandémie nous a révélé le manque de vision des technocrates de l’éducation : une grosse machine impuissante, incohérente et sans projet. N’oublions pas que Marie Curie n’envoyait pas ses enfants à l’école. Elle savait trop bien que le système scolaire peut nuire à l’évolution d’un esprit libre. Malheureusement, comme il y a peu de Marie Curie parmi nous, nous devons compter sur le système scolaire et ses agents sociaux qui font leur possible.

« Le jeu est la forme la plus élevé de la recherche ». 

Einstein

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Baricco m’a inspiré dans ma façon d’observer les médias. Je me suis mise  en arrêt sur image /son, chaque fois que je voyais ou entendais le mot jeuJ’ai alors vu et entendu qu’il se retrouve partout, comme DIEU était partout autrefois. Enfin…c’est ce qui s’enseignait dans les écoles.  Mais à quoi joue-il ? hockey, cow-boy,  jeux olympiques, jeu de poupées, soccer, baseball, tennis, arts martiaux, théâtre, cinéma, télévision, concours de ceci, concours de cela, course électorale, course automobile, course autour du monde, jeux de mots, jeux de lettres, jeux de chiffres, devinettes, jeux des vedettes, joutes oratoires, joutes au parlement, joutes des avocats, jeux d’argent, poker, duels de politiciens, bourse, loterie, casino, jeux de cartes, bridge, tarot, jeu des musiciens, des comédiens, jeux de guerre, jeux de sociétés, jeux vidéo, jeux de rôles, jeux d’échecs, jeu des nations, jeux de GO, jeux de séductions, jeux des démocraties, jeux des syndicats, jeux des politiciens, jeux de la mafia, roulette russe, Jeux du Québec, Jeux du Canada, jeux du Centenaire, etc. sans compter tous les jeux de l’amour et du hasard. Ces jeux inscrits dans la société du spectacle et du divertissement n’ont pas de véritables frontières entre les jeux dits sérieux et les jeux non sérieux. Les joueurs et joueuses se promènent d’un jeu à l’autre, d’un niveau de jeu à l’autre. Toutefois, quand la vie véritable des individus est en danger, le jeu devient très sérieux parce que dans le réel, l’homo sapiens n’a qu’une seule vie, contrairement aux jeux vidéo. Si on exclut l’idée de réincarnation, bien sûr. Terrain trop glissant pour m’y aventurer.

« Je tiens ce monde pour ce qu’il est : un théâtre où chacun doit jouer son rôle ». 

Shakespeare 

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Les jeux, jadis réservés aux cours d’Orient et d’Occident se sont démocratisés et les anciennes élites ne savent plus sur quel pied danser.  Désormais, les joueurs et joueuses de tout acabit, peuvent théoriquement prendre place dans cette nouvelle donne mondiale, dont on commence à peine à déchiffrer les jeux et les enjeux, dans lesquels on retrouve une part plus ou moins grande de rites, de règles et de réflexion. Cette grille de classification des aspects dominants des divers jeux, mise de l’avant par Jutteau, m’apparaît fort utile pour observer aussi bien l’Assemblée nationale, le Super Bowl, le tournoi de la ligue de baseball du Rang Creux, une partie de Monopoly, d’échec, de fer à cheval, de billard, de fesses ou le spectacle de la messe de Pâques à Saint-Pierre de Rome, tout autant que la roulette russe ou l’ouverture de la Bourse de New-York. En argot québécois, on dirait un Criss de jeu !  Un jeu fabuleux ! 

« La vie est une pièce de théâtre : ce qui compte, ce n’est pas qu’elle dure longtemps, mais qu’elle soit bien jouée ». 

Senèque

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Cette nouvelle science, la ludologie apportera, sans doute, des connaissances approfondies sur la notion de jeu au 21e siècle, sur les plans psychologique, neurobiologique, pédagogique, érotique, politique, économique, etc. La difficulté c’est d’observer comment les  « jeux finis » s’amalgament au jeu infini. Les divers jeux finis, avec rites et règles précises (échec, hockey, scrabble, bridge, Monopoly, etc.) où l’on trouve toujours des gagnants et des perdants, se superposent comme des poupées russes et s’entremêlent au « jeu infini de la vie », sans règles définies, de la naissance à la mort. (James P. Carse).

« La maturité de l’homme, c’est d’avoir retrouvé le sérieux qu’on avait au jeu quand on était enfant » 

Nietzsche

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Les médias nous montrent sous divers points de vue et éclairages, un vaste éventail de possibilités de jeux de rôles et jeux sociaux, à travers le temps, l’espace et l’histoire de l’homo sapiens. Jusqu’à récemment nous regardions divers spectacles de la Vie dans les médias tout en analysant et commentant le jeu des acteurs sociaux et en spéculant sur leurs performances. Désormais, nous nous percevons, la plupart d’entre nous, comme des figurants, plus ou moins masqués dans une fiction planétaire qui s’annonce comme une longue série qui risque de se prolonger. Devenus figurants/spectateurs, anonymes ou célèbres, nous nous regardons dans le GAME avec plus ou moins de hauteur de vue, en vaguant à nos occupations de la vie quotidienne, plus ou moins stressantes.  En période de crise sociale, ou plutôt de catastrophe dirait Boris Cyrulnik, nous voyons bien que le grand jeu de la vie dont nous découvrons la complexité nous appelle à un renouvellement sur plusieurs plans. À une nouvelle forme d’improvisation et de création collective sous le thème de l’adaptation, principale clé de la survie.

« Les gens créatifs sont curieux, flexibles et indépendants avec un  esprit formidable et un amour du jeu ».

 Henri Matisse
Jeu de boules, Henri Matisse.

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Cette révolution mentale, technologique et numérique, d’aucuns diront spirituelle,  à la charnière du 21e siècle, nous ramène au Village Global tel que l’avait imaginé le chercheur canadien Marchall McLuhan (1911-1980).

Le Village Global chaotique qui se met rapidement en place, surtout depuis l’an 2000, serait théoriquement antihiérarchique et démocratique, selon le mythe fondateur californien. Nous verrons bien l’usage que nous en ferons de l’outil. Dans ce Village Global, les  liens avec l’Intelligence Artificielle sont flous, cachés, mystérieux,  incompréhensibles pour la plupart d’entre nous. Quoi qu’il en soit, il faut bien admettre avec Barrico que l’homo sapiens adore son nouveau joujou qui lui permet de communiquer avec la planète entière… ou presque. 

Nous inaugurons une nouvelle période dans l’histoire de l’homo sapiens  et nous nous posons les mêmes questions que Gauguin : « D’où venons-nous, Que sommes-nous, Où allons-nous ?»

Aujourd’hui,  nous savons que le jeu complexe de la vie et de la mort continuera avec ou sans l’homo sapiens. Grâce à l’Intelligence collective et la prise de conscience humblement de notre place dans l’Univers, nous pourrions peut-être continuer ce Grand jeu de la vie qui nous dépasse. Ce qui est intéressant dans cette histoire c’est qu’on ignore la FIN et qu’on peut changer de jeu.

 Montréal 24 juin 2020

Post-scriptum

RÉFÉRENCES

Alessandro Baricco, The GAME,  Galimard, 2019

Blaise PASCAl L’homme face à l’infini, Philosophie magazine, Hors-série

Boris Cyrulnik, La résilience ou comment renaître de sa souffrance, Faber, 2003

Edgar Morin, Pour sortir du XXe siècle, Seuil, 2000

Guy Bourgeault, Éloge de l’incertitude, Bellarmin, 1999

Georges St-Pierre, Le sens du combat, Arthaud poche, 2013

James P.Carse, Jeux finis, jeux infinis, Deuil, 1988

Jean-Alain Jutteau, L’âge du jeu,  SciencePo Les Presses, 2017

Joël de Rosnay, Surfer la vie,  LLL, 2013

Johan Huizinga, Essai sur la fonction sociale du jeu, 1938

Marshall McLuhan, The Global Village Transformation in World Life and Media in the 21 St Century, 1989, réed. 1992.  (jamais traduit)

Michel Serres, petite poucette, Manifestes Le Pommier, 2012

Paolo Giordano, CONTAGIONS, Seuil, 2020

Pierre-Yves Villeneuve, GAMER, (8 tomes)  Les malins, 2016

Roger Callois, Les Jeux et les hommes, 1958

Sébastien Bohler Le bug humain, Robert Laffont, 2019

MEDIA

– Pour l’histoire des jeux vidéo :
Meilleur score, mini-série Netflix en 6 épisodes.


– Pour la critique des médias sociaux :
Derrière nos écrans de fumée, documentaire Netflix : 

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