En octobre 1978, j’ai pris le train, à Montréal, pour la première fois de ma vie, en vue d’une entrevue de sélection pour un poste d’enseignante en histoire de l’art et arts plastiques au Cégep de Rimouski. Mon mari m’avait encouragée dans cette démarche et je lui en suis très reconnaissante. Il s’était même engagé à garder notre fils Nicolas, le temps de l’aventure qui devait durer une année scolaire. Contre toute attente, le vent du large me convenait à merveille et l’aventure rimouskoise dura jusqu’à l’ouragan Katrina en 2005. Attendez que je me rappelle…
Catégorie : 1978 — Départ de Montréal, la gare de Rimouski, l’entrevue de sélection, les Cegeps, Borduas, l’amie prodigieuse
1978 — La gare de Rimouski

J’ai descendu du train à la petite gare vers 7 heures du matin. Le chauffeur de taxi me promena dans la ville et me conduisit au restaurant en attendant mon rendez-vous. Au coin des rues l’Évêché et Cathédrale, je me revoyais dans mon grand livre de géographie de première année avec sœur Marie Adolphine : une petite gare patrimoniale, l’Évêché, la cathédrale, le bureau de poste Canada, la mairie, l’ancien petit séminaire devenu Cégep, l’hôpital, l’Institut maritime, le Musée, le Conservatoire de musique, Allouette ! Bref, une petite ville prospère et fière, chef-lieu de la région, une ville d’institutions, dont la plus nordique des universités québécoises l’UQAR. C’était l’automne, il y avait des branches de feuilles d’érables ici et là en guise de décoration. J’étais surprise de cette tradition inusitée. J’ai su plus tard que ces décorations s’inscrivaient dans le cadre du Festival d’automne (en lien avec la France). Le temps gris et la marée basse me décevaient mais je découvrais un monde vivant à l’échelle humaine dans un décor religieux d’une autre époque. J’avais la sensation de jouer dans un vieux téléroman québécois dont je ne connaissais ni les lieux, ni les personnages. (Victor Lévy Beaulieu n’était pas loin). L’audacieuse journaliste Lisette Morin écrivait alors que Rimouski était la ville la plus scolarisée du Québec. Très stimulant tout cela. J’avais déjà imaginé devenir prof d’histoire de l’art dans un Cégep, mais jamais dans une petite ville de 32,000 personnes en bordure du majestueux fleuve Saint-Laurent. Quelle sera mon persona dans ce nouveau contexte de vie si je suis choisie ?
1978 — L’entrevue de sélection

L’augmentation imprévue du nombre d’étudiants et d’étudiantes au département des arts à l’automne 1978, nécessitait l’engagement d’une personne qui pouvait enseigner dans les cours théoriques et pratiques. J’étais la sixième et dernière parmi les candidates et candidats retenus. Fraîche émoulue de l’UQAM, en rédaction d’un mémoire de maîtrise en sociologie de la culture avec Jules Duchâtel, j’étais prête pour l’aventure. J’avais étudié en histoire de l’art le théoricien marxiste à la mode, Nicos Hadjinicolaou, ce qui me value un regard d’approbation de la part de Serge Légaré, l’intellectuel du jury de sélection. La sympathique Michelle Naud me trouvait sympathique et c’était réciproque. Elle avait fait l’Écoles des Arts appliqués, devenu le Cégep du Vieux Montréal où j’avais étudié en arts plastiques, après les mythiques Beaux-arts où avait déjà enseigné Pellan, « rival » de Borduas. Quant au troisième représentant du département des arts, je l’ai tout simplement hypnotisé. Le cadre du Cégep, historien de formation, charmé par ma passion de l’histoire, m’imagina facilement dans une classe. Compte tenu de la problématique des tâches et de l’urgence d’engager, j’apparaissais une valeur sûre. On me demanda d’attendre la réponse au département des arts au cinquième étage. Cinq minutes plus tard, j’ai su que j’avais été choisie. Ma vie bascula, j’avais 35 ans.
1978 — Mutation de société : les CEGEP
La première année d’enseignement passa comme un coup de vent. En plus de la préparation de mes 7 ou 8 cours différents, des réunions syndicales et départementales, de la recherche de matériel pédagogique, de l’écriture des plans de cours, j’avais une vie privée. Bref ça pédalait ! Je mettais la clé dans la porte de mon bureau tous les quinze jours, direction Montréal. J’occupais un minuscule bureau neuf, qui comprenait un classeur, une table lumineuse à diapositives, une chaise et un petit bureau de travail. Fait plutôt cocasse, il était installé dans une ancienne toilette des curés, à l’étage des Arts, juxtaposé aux autres bureaux qui pouvaient être des chambres à l’époque du Petit Séminaire. Amusant, pour une mécréante féministe d’occuper un espace réservé à l’intimité des hommes d’une époque révolue. Un signe des temps sans doute : une nouvelle répartition des espaces privés et publics entre les femmes et les hommes s’amorçait en éducation et dans la société. Fini la séparation des sexes à l’exception de certaines écoles privées et quelques clubs sélects. Un autre signe tangible de notre Rapide Révolution Tranquille, c’est la transformation architecturale. L’ancienne chapelle était transformée en bibliothèque comme dans la majorité des anciens Cégep qui étaient pour la plupart d’anciens petits séminaires. C’est le scandaleux pamphlet Les Insolences du frère Untel publié en 1960, vendu à plus de 130 milles exemplaires, qui annonçait à sa manière, le Ministère de l’Éducation, la Révolution Tranquille et la création des Collèges d’enseignement général et professionnels (CEGEP) en 1967, l’année de l’Expo Terre des hommes. Cette mutation s’est opérée rapidement parce qu’il y avait une armée de prêtres, de religieux et de religieuses qui n’attendaient que cela pour prendre la clé des champs. Tous ces postes à combler dans la plupart des institutions leur assuraient un avenir intéressant : liberté sexuelle, salaire et allègement du vœu d’obéissance. Le fruit était mûr quand le charismatique Paul-Guérin Lajoie est devenu Ministre de l’Éducation. Le Québec opéra alors ce rattrapage culturel et éducationnel salutaire, surtout pour les filles qui avaient peu accès au cours classique et aux études supérieures dominées par le clergé catholique.
Suite à cette année scolaire coup de vent, durant l’été, lors d’un voyage familial en Suisse, se développa dans mon esprit l’idée du divorce qui s’est conclu à l’amiable l’année suivante. Il m’a suffi de signer le formulaire juridique que mon conjoint avait préparé. Le fiston est alors venu vivre avec moi durant deux ans avant de retourner vivre avec son père.
1978 — Borduas n’était pas syndiqué. Je l’étais.
Paul-Émile Borduas fut congédié de l’École du Meuble (devenu les Arts appliqués, puis le Cégep du Vieux-Montréal). Dans le manifeste Refus Global de 1948, l’anarchiste révolutionnaire Borduas s’attaquait de manière cinglante à l’Église catholique. Il dénonçait la corruption politique, nationale et mondiale, sous toutes ses formes, ainsi que les classes bien nanties qui maintenaient la société québécoise dans l’ignorance. Le manifeste Refus Global, véritable cri de liberté, fit scandale dans cette société frileuse et tant attachée à son clergé et à ses traditions. Sans syndicat pour le défendre, le malheureux Borduas fut congédié de son poste d’enseignant, directement par le gouvernement comme dans une République de bananes. Ce qui ne risquait pas de m’arriver. C’est le bon côté du syndicalisme. Comme il se devait, dans mon cours d’histoire de l’art québécois, j’accordais une place de choix à Borduas et au groupe des automatistes qui comprenait sept femmes et huit hommes. Je dois avouer que ce genre de manifeste n’est pas facile à comprendre. Cependant, quand on se donne la peine de se familiariser avec le style lyrique pour saisir les métaphores, on s’aperçoit que la forme du manifeste Refus Global est peut-être dépassée mais le fond demeure actuel. Sauf que le clergé a changé d’apparence, de langage et de forme. En 1948 Borduas proposait l’éveil des esprits par l’art. De de son côté le frère Marie Victorin proposait l’éveil par la science. Art et science sont les mamelles de l’imaginaire et de la créativité qui ouvrent les portes de la transcendance, pour qui veut et peut les franchir. En tant qu’ancienne montréalaise j’étais très attachée à Borduas, ne serait-ce que parce que j’ai fréquenté la même institution que lui. J’étais autant attachée au scientifique Marie-Victorin, l’enseignant chercheur en botanique, visionnaire génial, concepteur du Jardin Botanique de Montréal que je fréquente depuis mon adolescence et dont je suis présentement amie. Deux destins tragiques qui inspirèrent les futures générations.
1978 — La prodigieuse amie d’enfance

J’ai retrouvé cet article écrit par mon amie d’enfance, journaliste à l’UQAM en 1978. Sans elle je n’aurais jamais écrit. J’ai connu l’écrivaine Denise Neveu au primaire, à l’école Sainte-Lucie, à Ville Saint-Michel. Sa passion de l’écriture correspondait à ma passion pour le dessin. Denise a déjà rédigé certaines de mes rédactions, en échange de mes dessins. Nous avons ri sous cape quand la religieuse a lu ma rédaction et m’a félicitée. Denise y avait glissé le mot éphémère ce qui m’avait beaucoup impressionnée. Cette vieille complicité de l’école primaire nous a toujours suivies. Denise avait la passion des mots et de l’écriture, elle était une première de classe et avait de belles médailles dorées sur sa robe noire. Moi je détestais l’école, surtout les cours de catéchisme, et je me retrouvais généralement la dernière de la classe, indifférente aux médailles quand le curé venait pour la distribution des bulletins. Ma grande amie Denise aimait tellement l’école qu’elle m’entraîna à jouer à ce jeu durant les vacances scolaires. Cela donne une idée de son talent. Denise jouait à l’enseignante et moi à l’élève indisciplinée. Incroyable, mais vrai. Vers 12 ans, nous avons fait notre communion solennelle ensemble avec nos robes blanches et nos voiles. Par la suite, cette chère voisine déménagea dans le Plateau et nous nous sommes perdues de vue. Retrouvées quelques années plus tard, nous avons conservé le contact depuis, malgré mon éloignement à Rimouski. Denise a toujours encouragé qui que ce soit à écrire, notamment dans ses nombreux ateliers d’écriture et je lui en suis très reconnaissante. L’article sur mon projet de mémoire, me fait sourire aujourd’hui. Le projet était flou mais il s’en dégage tout de même une forte influence marxiste. Au fur et à mesure de ma recherche je suis devenue de plus en plus féministe, compte tenu de la place des femmes que j’analysais dans « les rapports de production et de reproduction ». J’ai fini par finir et j’ai vraiment été libérée quand j’ai déposé ce charabia universitaire en 1981.
Post-scriptum: À l’époque je me nommais Irène Poupart, par la suite Irène Durand-Poupart avant de me nommer Irène Durand.