1982 — Laïcité et transcendance

Célébration de la Fête-Dieu à Montréal

Dès l’adolescence j’étais devenue progressivement anti-religion et anti-cléricale, comme tant d’autres québécois et québécoises de ma génération. C’est ce qui explique que j’ai fait ma large part pour ébranler l’institution catholique, en me présentant aux élections scolaires de la CECM avec mon ami Yves Archambeault, sous la bannière du Regroupement Scolaire Progressiste (RSP), peu avant mon engagement au Cégep. Le poète Jacques Godin, amoureux de Pauline Julien, m’accompagna une journée entière dans ce porte-à-porte qui dura un long mois. À court terme, le RSP visait l’exemption de l’enseignement religieux et la création des cours de morale afin de sortir les enfants athées des corridors des écoles.  Le temps des religions institutionnalisées me semblait vraiment révolu. Belle illusion de jeunesse. Le temps nous a montré que la véritable laïcité au Québec n’était pas pour demain.

Si j’avais un souhait pour l’humanité c’est qu’elle évolue consciemment vers la notion de « trans ». Pas les gras trans mais bien la transcendance, tel que pouvait l’imaginer Anais Nin : transition, transgression, translucidité, transformation, transmission, transportement, transdisciplinarité… enfin, tous les trans qui nous font évoluer au-delà du connu. Ce sont ces «  switchs » de niveau de conscience qui nous fascinent, avec leurs bons et leurs mauvais côtés.  Il faut reconnaître que la notion de « trans » s’oriente lentement mais sûrement vers le transhumanisme et le transgenrisme et autres trans que nous ne pouvons pas encore imaginer.  Plus qu’une mutation, une transmutation qui ne pouvait être imaginée à l’époque d’Anaïs Nin. Dans un contexte où les mots changent de sens et que la religion institutionnalisée perd de sa substance, je suppose que les mots  transubstantiation et transfiguration sont également appelé à un détournement de sens.

1983 — La librairie-boutique Vénus de Rimouski

TRAVAUX LIBRAIRIE
Tout fût refait dans les normes, du sous-sol au grenier.

Nous avons vendu La terre de l’Eau Vive, non sans difficultés et en septembre 1983 nous célébrions dans la joie et l’excitation l’ouverture de la librairie. La liste des diverses sections de livre fut la première tâche réalisée durant tout l’hiver. Le local en vue était l’ancien salon de coiffure Vénus, sur la rue Saint-Pierre, non loin de la rue Cathédrale, comprenant des  stationnements dans la cour. Au début, nous étions quatre filles à croire au projet, mais la difficulté c’était de trouver des actionnaires en mesure d’investir. Dans un commerce, la question de l’argent et de la comptabilité sont des réalités auxquelles il fallait faire face. Comment convaincre la Caisse Populaire du sérieux et de la rentabilité du projet alors qu’il y avait déjà deux librairies à Rimouski en plus de celle du Cégep. Finalement notre plan d’affaire a peut-être fait bonne impression mais c’est sans doute le fait qu’Audette et moi-même avions un poste permanent au Cégep de Rimouski qui fut l’argument décisif. Dès que la Caisse Populaire accepta de nous accorder le prêt, les autres obstacles se succédèrent mais l’énergie créatrice était au rendez-vous. Nous avions le cœur à l’ouvrage et il fallait trouver un entrepreneur qui accepte de rénover un vieux bâtiment. Tous hésitaient à cause des nombreuses surprises qu’on risquait d’y trouver. Et Dieu ou la Déesse sait qu’on en a trouvées. Finalement, un monsieur Morneau accepta courageusement le défi et nous avons passé l’été dans les travaux tout en prévoyant la publicité, la comptabilité, l’entretien des bâtiments, le système d’alarme, le système de classement des livres, les relations avec les fournisseurs et avec la clientèle, etc. Il faut dire que durant cette période intense de créativité, le rapport au temps s’était modifié. Fini les journaux et la télé. Nous savions que nous serions informées s’il y avait une nouvelle urgente et importante. Durant l’été, j’ai fait la tournée des maisons d’éditions et de distribution à Montréal avec Esther Morrissette qui a généreusement travaillé comme bénévole durant les premiers mois de l’ouverture de la librairie. La réponse de Rimouski et du Bas-Saint-Laurent fut positive. Cette librairie, qualifiée d’ ésotérique, au début répondait à des attentes qui s’ajustèrent en fonction de la demande. Avec le temps la librairie est devenue agréée générale.

1983 — L’aventure du livre

Audette Landry et Irène Durand
Audette Landry et Irène Durand

Certaines sections de livres de notre librairie disparurent et d’autres s’imposèrent. Par exemple les sections des livres féministes et informatiques ne se vendaient pas, par contre les nombreux groupes spirituels comme les Rose-Croix et la Fraternité Blanche Universelle furent comblés. Castenada et Cie attiraient d’autres types d’individus. L’apparition de la revue Le Guide des Ressources alimentait d’autres courants, dont le fascinant Baghan Sree Rajneesh qui fit beaucoup d’adeptes au Québec. Bref, « Y en avait pour tout le monde ». Mythes et légendes, arts martiaux, Reiki, spiritualité, alimentation, développement personnel, force du mental, spiritisme, tarot et tout ce dont j’ai parlé précédemment. Je n’ai pas mentionné l’astrologie qui semble attirer davantage les femmes. Attirance qui relève du mystère pour moi. C’était aussi l’époque de « Écoute ton corps» et « Je suis Dieu» au féminin. Je mentionne surtout des livres, mais c’était plus qu’une librairie : une véritable caverne d’Ali Baba. Quant à moi, mes coups de cœurs furent la découverte d’Alexandra David Neil, Lou Andrea Salomé, Henri Laborit, Hubert Reeves, Ilya Prigogine et tant d’autres, ainsi que L’art du Thé et le Jeu de Go.  Grâce à la complicité du milieu, dont madame Lise Bonnenfant de Radio-Canada, qui trouvait sans doute notre projet sympathique, la librairie a survécu.  Celle-ci et notre salon, à l’étage, devenaient des lieux d’échanges, de salons littéraires, de fêtes et d’actions fantaisistes. Ainsi, la Librairie-boutique Vénus  devenait le lieu de rencontres des sorcières des temps modernes. Le temps était mûr pour que je poursuive mes recherches artistiques.  J’y pensais.

Fête réunion 2.jpg
Que de belles conversations, au dessus de la librairie, avec toutes ces femmes vives et allumées dont Christiane Jobin, Lise Labrie, Arlette Blanchet, Marie-Christine Landry, Marie Bélisle, Micheline Carrier, Michelle Therien et tant d’autres créatrices.

 

1984 — Bible et fictions collectives

Iréne Durand, Esther Morrissette et Robert Michaud
Irène Durand, Esther Morrissette et Robert Michaud UQAR

En retrouvant cette photo, j’ai été très surprise d’y voir mon professeur de Bible Robert Michaud ainsi que Esther Morrissette. Maintenant je me souviens. Je continuais de me perfectionner en histoire de l’art occidental. Comment comprendre la peinture, la sculpture, l’architecture, les arts décoratifs, sans comprendre l’origine des mythes fondateurs et archétypes auxquels ils ont donné naissance ? C’est avec l’éminent spécialiste de la Bible, l’abbé Robert Michaud que j’ai fait cette initiation biblique à l’UQAR. Une belle rencontre avec un grand humaniste. Il avait développé un système de pensée qui tournait autour de l’idée que les sociétés adaptent et adoptent les cultures religieuses. Adapter et adopter, deux notions à prendre en considération dans l’étude des religions, mythes, légendes et archétypes. Un exemple récent dans l’histoire de la chrétienté : en 1950 le pape Pie XII, a imposé le dogme de l’Assomption de Marie au ciel. Ainsi, l’Église s’adaptait à la montée du féminisme dans le monde et au fait que la croyance populaire à la Déesse-Mère était toujours vivante. Il est amusant de savoir que le dogme précise que Marie est montée au ciel par l’intercession divine alors que son fils est monté tout seul comme un grand. Incroyable !

Assomption de MArie
L’Assomption de Marie au ciel.

1984 — La querelle des iconoclastes

d603612fe91695deb02cc8bba5e09891.jpg
La Madone et l’enfant Jésus

Mon intérêt pour la Bible était canalisé vers la représentation ou non des divinités, leur transformation, leur réappropriation et leur évolution stylistique, ainsi que les lieux de culte qui leur étaient dédiés. On connaît bien les représentations des divinités depuis la préhistoire, notamment chez les égyptiens et les grecs, alors qu’une tribu d’Israël, qui deviendra le peuple du Livre, imposait l’interdiction de représenter la divinité « irreprésentable », ce qui permettait d’éviter l’idolâtrie. Ce bref raccourci biblique met en perspective le fait que le principe de « non représentation » fut conservé de façon dominante dans le Judaïsme et l’Islam. Il s’en fallu de peu pour que le christianisme suive cet interdit. Le combat théologique fut très sérieux car ce principe de « non représentation » n’était pas partagé par tous les religieux en haut de la hiérarchie chrétienne et orthodoxe. C’est ce qui explique que la querelle des iconoclastes ait déchiré l’Empire bysantin aux VIIIe et IXe siècle, après les querelles sur la nature de Dieu.  Les iconodules (iconophiles) ont fini par gagner ce grand débat idéologico-théologique. Je vous épargne tous les détails sur la dimension pédagogique, économique et magique de l’icône qui se perpétue de façon traditionnelle dans les pays de culture chrétienne orthodoxe. Ce schisme nous montre qu’il n’est pas facile de s’entendre, quel que soit notre place dans la hiérarchie, lorsqu’il s’agit de parler de Dieu, de le montrer, de le démontrer, ou simplement de l’évoquer. Comme en politique, certains mots soulèvent des passions incontrôlables parce qu’il est question de POUVOIR.

1984 — De la Vierge Marie à Madonna

Madonna-Boticelli
Réappropriation, réinterprétation, adaptation, transformation, évolution du mythe ?

Avec le temps et la science aidant, la représentation du divin évolua en Occident vers plus de réalisme et fit un bon considérable à la Renaissance italienne (volume, proportion, perspective, singularité des individus, disparition des auréoles, etc.).  Les génies Michel-Ange et Léonard de Vinci, stars rivales de l’histoire de l’art, ainsi qu’une multitude d’artistes  révolutionnèrent le mode de représentation du Divin en l’incarnant en chair et en os. Pensons à la Vénus de Botticelli qui se justifiait théologiquement comme une synthèse de la Vierge Marie et de la Déesse-Mère qui émergeait de l’eau. Cette métamorphose de la pure et chaste vierge Marie évolua jusqu’à l’extravagante  et rebelle Madonna. Depuis la Renaissance, des caractéristiques humaines sont attribuées aux divinités chrétiennes, malgré certaines résistances du clergé à différentes époques. Pour les besoins du mythe, les divinités, tout en s’incarnant, conservent des pouvoirs magiques  leur permettant de monter au ciel avec leur corps : Résurrection, Ascension, Assomption, Transfiguration.

Grâce à l’analyse des mythes religieux et des images, on comprend mieux comment sont formatés nos cerveaux. Ainsi la pensée humaniste issue de la culture chrétienne, telle qu’on peut l’observer à travers l’histoire de l’art, est constamment en évolution grâce aux développement technologique. Avec le daguerréotype, premier procédé photographique commercialisé et acheté par l’État français en 1839, ainsi que la premières projection de film présenté au public par les frères Lumières en 1895, se mettait en place la civilisation de l’image. Ces procédés technologiques qui n’en finissent plus de se complexifier permettent désormais de voyager autant dans les mythes du passé que dans ceux du futur. Ces mythes adoptent et adaptent les archétypes fondamentaux au parfum du moment, de la mode locale ou internationale. Par conséquent l’économie de l’attention dans laquelle une armée de concepteurs, créateurs, artistes, producteurs, réalisateurs, accompagnés d’une multitude de métiers reliés à l’image, sont tous en compétition dans le marché local, national ou international. Le système capitalisme intrinsèquement relié au marché des images est toutefois plutôt libre puisqu’il se réclame de l’idéologie de la liberté et du libéralisme.  C’est dans ce contexte de réflexion sur l’évolution des mythes et des représentations des mythes que je mijotais ma première exposition-performance qui eut lieu dans la librairie Vénus de Rimouski. Pour la suite de  mon histoire, je dois sortir de mon locker le coffre contenant mon CV et des photos de l’événement.

Main cadenas carré
J’ouvre le cadenas qui verrouille la porte grillagée de mon locker au sous-sol.

Fin de la première partie

Coffre-Irène-Durand.jpg

Jusqu’à maintenant dans ce récit, j’ai revu mon passé de mémoire tout en réfléchissant aux préoccupations artistiques et sociales qui m’animaient à l’époque. La suite dépendra de ce que je trouverai dans mon coffre qui déborde de dossiers. Je ne l’ai pas ouvert depuis une vingtaine d’années ! Que de photographies et de documents à classer, à sélectionner et à jeter !

Une fois que j’aurai fait de l’ordre dans tout ça, je pourrai commencer à rédiger la suite de mon blog : Les Sorcières de Rimouski.

Ce blog raconte mon aventure à Rimouski qui commença en octobre 1978. C’est aussi une invitation à partager des expériences et points de vue sur les diverses facettes de la tragi-comédie du Jeu de la Vie.

« Il faut toujours un coup de folie pour bâtir un destin »  

— Marguerite Yourcenar

—————————————————————————————

Merci à mon neveu Pierre, qui m’accompagne dans la réalisation de ce blog.